Comment (bien) sortir de l’adolescenceDialogue impossible, léthargie ingérable, conduites à risques… La fameuse “crise d’ado” doit-elle toujours se vivre dans la douleur ? Les réponses d’un spécialiste de l’adolescence.
Psychiatre et psychanalyste, Philippe Jeammet dirige le service de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut mutualiste Montsouris de Paris. Il a largement contribué à la compréhension des troubles du comportement alimentaire chez les ados. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Anorexie, boulimie : les paradoxes de l’adolescence (Hachette Littératures) et L’Adolescence (J’ai lu).
Laurence Lemoine
PSYCHOLOGIES : L’adolescence est-elle toujours un moment de crise ?
PHILIPPE JEAMMET : La crise, telle qu’on l’entend habituellement, n’est pas la norme. Il y a effectivement crise, mais au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’il y a changement. On ne sera plus jamais, après la puberté, comme on était avant. Tout change : le corps, les besoins affectifs, les raisonnements. L’adolescence est la réponse psychosociale au phénomène de la puberté. Au moment où l’enfant accède à un corps d’adulte, il doit prendre de la distance avec ses objets d’attachement et se tourner vers l’extérieur, du fait, notamment, de l’accès à la sexualité. Toute la difficulté consiste, pour lui, à trouver la juste distance avec ses parents et à éprouver ses ressources propres. La plupart du temps, ces changements s’opèrent tranquillement, sans crise, au sens bruyant du terme. Il y a toujours des petits problèmes d’ajustement, mais il n’est pas nécessaire d’être en conflit aigu avec ses parents ou dans la prise de risques pour vivre une adolescence réussie. Je dirais même que le conflit est plutôt le signe de difficultés qui vont souvent perdurer au-delà de l’adolescence, sans pour autant être du registre de la pathologie.
Il n’est donc pas utile de haïr ses parents pour se détacher d’eux ?En effet, il n’est pas nécessaire de haïr pour se détacher. Un attachement sécurisant conduit tout naturellement à une prise de distance au fur et à mesure que les intérêts de l’adolescent se diversifient. La haine est une forme d’attachement. Et la persistance de la haine reflète une impossibilité du détachement. Il en est de même pour les parents à l’égard de leurs enfants.
Si un adolescent ne fait pas de vagues, ce n’est pas inquiétant ?Ce qui pose problème, encore une fois, ça n’est pas l’absence de conflit. Ce qui est problématique, c’est une adolescence qui n’est pas vivante, que l’on appelle parfois une « adolescence blanche » : un jeune qui reste collé à ses parents, qui évite de sortir, comme s’il y avait du danger pour lui à s’ouvrir à l’extérieur. C’est le problème du sabotage des potentialités. Il s’agit ici de ses potentialités sociales, de sa capacité à s’ouvrir au monde, à le conquérir. Il y a de cela dans la phobie scolaire, dont on dit qu’elle est en constante augmentation. Elle concerne des enfants très sensibles à l’ambiance, et surgit souvent dans des familles où l’un des parents est déprimé.
Tout se passe comme si l’enfant se repliait sur un foyer qu’il sent menacé, pour sonner l’alarme. Or refuser l’école, c’est refuser d’acquérir les outils qui vont lui permettre de quitter une famille vulnérabilisée.
Qu’est-ce qui différencie la crise d’adolescence normale de la crise pathologique ?Ce qui est normal, c’est une évolution faite de hauts et de bas. De moments où l’adolescent est mal dans sa peau, où ça marche un peu moins bien à l’école, où il est triste parce qu’il a connu une rupture sentimentale… Il faut en revanche s’inquiéter s’il s’enferme plusieurs mois dans des conduites qui attaquent une partie de ses potentialités : intellectuelles, physiques, sociales… Curieusement, en même temps qu’ils se font de plus en plus de soucis pour leurs enfants, les parents se montrent aussi plus permissifs. Il leur est de plus en plus difficile d’obtenir l’obéissance de leurs enfants, de leur faire suivre les règles familiales, et les jeunes deviennent plus volontiers provocants, insolents.
Or ce n’est pas une liberté d’abîmer son corps. Ce n’est pas une liberté d’être insolent. Tolérer ça, c’est une forme d’abandon. C’est laisser l’adolescent prisonnier de ses émotions – souvent violentes ou désagréables – et de ses contradictions. Car ce qui est difficile, à l’adolescence, c’est que l’on a souvent envie d’une chose et de son contraire. On a envie de ne rien faire mais de réussir, d’avoir des relations sexuelles avec tout le monde et d’une relation exclusive, de se débarrasser de ses parents alors que l’on a besoin d’eux, d’être indépendant au moment où l’on doute tellement de soi… Aux parents de trancher, de poser des limites.
L’adolescent a besoin d’être confronté à des barrières pour prendre la mesure de ses désirs et de ses forces. Si on ne lui donne pas de limites, alors il peut aller très loin pour susciter l’inquiétude. Quand un jeune prend des risques, ce n’est pas un signe d’indépendance, mais au contraire de grande dépendance à leur égard. Il n’arrive à faire la preuve de sa différence que par ce qui va mal. Au fond, trop de liberté le renvoie à ses faiblesses. Il devient victime de la tyrannie de ses désirs immédiats au lieu d’apprendre à remettre à plus tard, à élaborer ses projets en attendant le bon moment.
Quelle conscience a-t-on de la mort lorsque l’on est adolescent ? Un ado trompe-la-mort peut-il devenir un adulte serein ?
Dans les conduites à risques, la mort n’est pas recherchée comme telle – d’ailleurs, peut-on vraiment avoir conscience de la mort ? Elle n’est souvent perçue qu’au travers des séparations que l’on a eues à vivre. C’est plus le besoin de faire ses preuves et d’être plus fort que la mort qui transparaît. Il y a souvent une dimension ordalique dans ces conduites, c’est-à-dire la recherche d’une preuve que l’on a Dieu avec soi, que l’on est protégé par une force supérieure qui veille sur nous. Si l’ado arrive à prendre confiance en lui, la voie de la sérénité, au moins relative, lui est ouverte.
Comment atteindre la "juste distance" entre les adultes et l’adolescent ?
Un développement équilibré suit deux grandes règles qui semblent contradictoires : pour être soi, il faut se nourrir des autres, et pour être soi, il faut se différencier des autres. Quand l’adolescent a des relations harmonieuses avec ses parents et qu’il vit aussi sa vie en dehors du foyer, avec ses amis, ses activités propres, tout va bien. Au fond, l’adolescence exacerbe deux grandes angoisses qui appartiennent aussi aux adultes : celle d’être abandonné – de ne pas être vu, de ne pas compter pour quelqu’un… – et, à l’inverse, celle d’être trop dépendant de quelqu’un, au point de perdre son autonomie. Mais s’il y a de l’angoisse, c’est qu’il y a de l’envie. L’envie de vivre une relation fusionnelle, de trouver son complément, est quelque chose de très humain. Ce que l’adolescent ressent comme une menace, c’est en réalité, le plus souvent, ce qu’il désire le plus. Le couple anorexie-boulimie en donne une illustration pathologique. Ce n’est pas le seul.
A quel moment cesse-t-on d’être un adolescent ?Je crois que l’adolescence, c’est un temps de mise en rapport entre l’enfant que l’on a été et l’adulte que l’on sera. Et l’adulte étant un être un peu asymptotique, toujours à construire, jamais fini, ce temps de raccordement n’est jamais vraiment terminé. Malraux disait en substance qu’au moment où l’on cesse d’être adolescent, on n’a plus qu’à mourir.
Cela explique-t-il l’avènement des « adulescents » ?
Aujourd’hui, il n’y a plus de rites – rites de séparation d’avec le monde de l’enfance, rites d’intégration dans la vie d’adulte –, ou alors ils sont édulcorés, donc la période de l’adolescence s’allonge largement au-delà de la puberté, au point que l’on ne sait plus vraiment quand elle se termine. Dans les sociétés comme les nôtres, plus libérales, moins marquées par les rituels de césure, il reste toujours quelque chose d’adolescent en nous, dans la mesure où chacun de nous doit être capable de donner la parole à l’enfant qu’il a été, sans pour autant risquer d’être débordé. Je dirais que l’adulescent est toujours un peu débordé par l’enfant qu’il a été, et ne s’est pas encore trouvé comme adulte. On voit certains jeunes devenir adultes trop vite. Ceux-là risquent, tôt ou tard, d’être débordés par l’enfant qu’ils ont étouffé. La crise du milieu de vie, c’est un peu une adolescence attardée.
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